Tendances
Petit musée, grande communication
Depuis deux à trois ans, un petit musée anglais fait un tabac sur Twitter, avec une visibilité à faire rougir les comptes d’institutions pourtant bien plus prestigieuses, avec des vraies conséquences dans la vie réelle. Le résultat d’une stratégie de communication parfaitement adaptée.
Sur le papier, le MERL n’a rien du musée dont on se dit qu’il ne faudrait le manquer sous aucun prétexte. Installé à Reading (230 000 habitants), à 300 kilomètres de Londres, le Museum of English Rural Life (MERL) est une structure indépendante, mais liée à la (grosse) université de Reading. Ouvert en 1951 et rouvert après travaux en 2016, le musée présente une collection de 25 000 objets ou documents qui tournent tous autour de la vie quotidienne dans l’Angleterre rurale de 1750 à nos jours. Élevage, agriculture, machinerie, équipements, coutumes, vêtements… Alors certes, le MERL abrite une belle collection de blouses, mais il ne fait pas nécessairement partie des destinations les plus immédiatement attirantes. Et pourtant, au dernier décompte, le MERL comptait le chiffre extravagant de 132 000 followers sur Twitter – à titre de comparaison, c’est plus de huit fois le nombre d’abonnés d’un musée comme celui de la Confluence à Lyon et cinq fois plus que le compte du Louvre-Lens. Comment un petit musée de province est-il parvenu à un résultat qui ferait pâlir d’envie la plupart des community managers (CM) ? Pour trois raisons.
Si l’agence Caillé associés défend depuis toujours l’idée que le contenu est la clé de tout, ce n’est pas par hasard. Le MERL est un cas d’école de la manière dont une ligne éditoriale claire, sobre et efficace peut déboucher sur une réussite qui tient beaucoup au ton adopté par le MERL, ton qui détonne considérablement dans l’univers feutré et prudent de la communication muséale institutionnelle. Loin des messages convenus ou factuels, le MERL a fait le choix d’une approche décontractée et pleine d’autodérision qui flirte parfois avec l’humour absurde des Monty Pythons. Rien que leur profession de foi, ci-dessous, en dit plus long que dix pages de stratégie éditoriale :
Are we the most interesting museum out there ? No. Do we have the finest collection of objects detailing the human condition ? Nah, not quite. But do we get up, every day, and try to be the best we can be for the good people of the world ? Also no.
— The Museum of English Rural Life (@TheMERL) 25 février 2019
« Sommes-nous le musée le plus intéressant? Non. Avons-nous la plus belle collection d’objets détaillant la condition humaine? Non, pas tout à fait. Mais devons-nous nous lever, tous les jours, et essayer d’être le meilleur que nous puissions être pour les bonnes personnes du monde ? Aussi non. »
En alignant les tweets ironiques, drôles ou décalés, le Musée sait ce qu’il fait : il joue sur la capacité inépuisable des internautes à s’amuser, à détourner, à répondre – à s’engager dans la communauté, dirait-on dans le monde de la stratégie digitale. La preuve ? Cette simple photo d’un caneton assorti d’un message « Maman, je suis prêt à conquérir le monde » a généré une infinité de réponses amusées, de RT admiratifs et de réponses toutes plus farfelues les unes que les autres, chaque interlocuteur y allant de sa photo d’un bébé animal assorti d’une légende plus ou moins loufoque. Le tout pour une visibilité estimée à 3 millions de vues… tout de même.
mother i'm ready to conquer the world pic.twitter.com/8auYYcXmIj
— The Museum of English Rural Life (@TheMERL) 4 janvier 2019
Ceci dit, on ne s’en sort pas éternellement avec des photos de caneton et le MERL ne fait pas le buzz sur Twitter en se contentant de poster des photos amusantes. Si ses CM réussissent à engager leur public dans la durée, c’est parce qu’ils sont drôles, touchants, mais surtout infiniment doués pour le storytelling d’une part, la pédagogie bien amenée d’autre part. Ce thread de février dernier, à la fois touchant et hilarant, en est la preuve parfaite. Dédié à une petite chauve-souris retrouvée coincée dans l’une des salles du musée par les employés, blessée et complètement perdue. Avec l’aide d’une ancienne bibliothécaire du MERL, grande connaisseuse des chauves-souris, l’équipe soigne et adopte la bestiole qui devient une véritable petite mascotte dont le compte du MERL relaie les aventures et la guérison, menée avec l’aide du Bat Conservation Trust, une organisation de défense des chauves-souris. Vite baptisée Merlin, la pipistrelle devient non seulement la star d’une série de tweets tendres et amusés, mais sert aussi la vulgarisation du MERL qui en profite pour sensibiliser le public à la protection des chauves-souris. Et la pipistrelle la plus célèbre du web peut repartir guérie, non sans avoir pris sa carte à la bibliothèque de l’université voisine.
Avec encore un clin d’œil des CM, destiné cette fois aux amateurs de pop culture : le numéro de carte de Merlin est une référence à la date de sortie du premier numéro de Batman… Tout le talent des CM tient à leur capacité à s’appuyer sur chaque événement de la vie des chercheurs et à en faire le point de départ d’une nouvelle histoire. En octobre 2018, le musée découvre une caisse remplie des vieux cahiers scolaires de Richard Beale, un écolier du 18e siècle. À 13 ans, le garçon devait manifestement s’ennuyer pendant ses exercices de maths et les archivistes s’amusent de découvrir les dessins qu’il griffonne dans les marges, des doodles en anglais. Un surtout retient l’attention des CM : un poulet manifestement équipé d’un pantalon – on n’est pas loin de Wallace et Gromit. De ce simple prétexte, le musée tire un long fil là encore touchant et sensible : petit à petit, c’est tout le quotidien d’un gosse dans l’Angleterre de 1784 qui se dessine. Au gré des croquis qu’il trace dans ses cahiers, le musée peut aussi dessiner pour son public le quotidien d’une vie à la campagne, avec ses coqs, ses chiens, ses poules et ses travaux des champs, le tout tracé d’une plume distraite par un écolier qui avait la tête ailleurs.
À force de réussir des coups sur le réseau, ce qui devait arriver est arrivé : l’histoire du poulet en pantalon attire l’attention de JK Rowling et l’autrice de Harry Potter retweete l’affaire à 14 millions et quelques d’abonnés, ce qu’on appelle un gros compte… Les chiffres du compte du musée s’affolent et les CM s’amusent à retenter plusieurs fois l’expérience, jusqu’à réussir un joli coup avec Elon Musk, patron de Tesla et de Space One et incarnation la plus proche de Tony « Ironman » Stark dans le monde réel. Tout commence lorsque le musée s’amuse à diffuser une suite de photos de bêtes à concours, dont un énorme mouton. Elon Musk s’en amuse, adopte l’image du fameux mouton en bannière ; un ping-pong s’installe entre le MERL et l’entrepreneur, connu pour parfois s’amuser à participer aux running gags qu’affectionne Twitter. Un peu plus tard, Musk et le MERL intervertissent leurs photos de profil réciproques : un bien beau mouton attend les followers de Musk, dont le visage souriant illustre un temps le compte du MERL. Un échange loufoque ou What the fuck, pour le dire comme sur le réseau social, dont raffolent les internautes. Là encore, le buzz est immédiat, suffisamment pour que la BBC elle-même reprenne l’information… Pas mal, quand on sait que Musk fait partie des comptes les plus scrutés de la planète, chacun de ces messages étant susceptibles d’affoler les places boursières.
Cela étant, le vrai talent des équipes digitales du MERL est ailleurs, dans leur capacité à transformer le buzz pour en tirer un impact concret. Et là, un seul chiffre suffit : en 2018, un an après avoir explosé sur Twitter, la fréquentation du musée a progressé pour arriver à 50 000 visiteurs. C’est certes 8 à 10 fois moins qu’un musée comme le Louvre-Lens, mais c’est 47% de plus que l’année précédente…